A 16 ans, Nujeen a dû fuir la Syrie ravagée par la guerre. Handicapée, l’adolescente en fauteuil roulant a traversé l’Europe, poussée par sa sœur aînée et un instinct de survie à toute épreuve. Un voyage de tous les dangers, et de tous les espoirs. Un périple de 6 000 km vers la liberté.
« Nous avons décidé de quitter la Syrie*. Le lendemain matin, nous sommes partis en voiture, conduits par mon oncle – qui détenait un passeport et pouvait donc passer la frontière -, mon frère, ma sœur Nasrine, ma belle-sœur et moi à l’arrière. Elles portaient toutes les deux une burqa, sauf moi. On devait ressembler à une famille normale qui part en excursion. La frontière était à moins d’une heure. Nous devions traverser Jarablus, une ville détenue par Daech. A l’arrivée, nous avons vu leur drapeau noir flotter et un barrage routier. Des hommes en noir ont brandi leurs fusils pour nous arrêter. Mon oncle a baissé la vitre. Même les oiseaux semblaient s’être tus. Ils m’ont montrée du doigt : « Pourquoi ne porte-t-elle pas le voile ? » « Elle n’a que 12 ans, a menti mon oncle, et elle est handicapée. » « Dis-lui de se couvrir la tête à l’avenir », ont-ils rétorqué avant de nous laisser passer. Plus loin, mon oncle a payé les garde frontières turcs.
A Gaziantep, il y avait des femmes en jean moulant et en tee-shirt
Nous sommes arrivés sains et saufs à Gaziantep, en Turquie. Une fois dans la ville, nous n’en croyions pas nos yeux. Il y avait des lumières partout ! Nous n’avions pas vu de lampadaires en état de marche depuis si longtemps… Ici, les rues étaient pleines de monde. Il y avait des femmes en jean moulant et en tee-shirt, des garçons et des filles ensemble, des salles de cinéma, des centres commerciaux. Quand on ouvrait les vitres, ça sentait la pistache, l’eau de rose et le narguilé. « C’est comme Alep avant… », soupira ma sœur Nasrine. Gaziantep n’était qu’une étape. Nous avons traversé la Turquie en avion par un vol intérieur d’est en ouest jusqu’à Izmir, pour franchir la mer vers la Grèce. Nous visions l’Allemagne où notre frère aîné nous attendait. Notre salut.
Nous avons décidé de partir avec 30 membres de notre famille
Bienvenue à Izmir. Ici tous les marchands vendaient des gilets de sauvetage orange et des chambres à air noires en guise de bouée. Mon beau-frère et un oncle nous attendaient pour reconstituer le groupe familial. Nous avons décidé de partir avec trente membres de notre famille. La traversée coûtait 1 000 € par personne. Le plus ardu était de trouver un passeur sérieux. Chaque nuit, des files d’attente se formaient sur la place à l’arrivée des bus qui venaient chercher ceux qui allaient traverser, comme s’ils partaient en vacances. Le jour prévu pour notre départ, le passeur n’a pas répondu au téléphone. Après deux jours d’appels infructueux, nous avons compris que l’homme avait disparu avec notre argent. Comme beaucoup, on s’était fait escroquer. Je ne me plaignais pas, car j’avais rencontré un couple et son bébé qui dormaient dehors. Ils avaient tout perdu. Ils avaient versé 2 700 $ (2 500 €) à un passeur et l’homme s’était lui aussi volatilisé avec toutes leurs économies. Heureusement, notre oncle avait seulement versé des arrhes. Nous avons été volés une seconde fois, mais la troisième tentative de traversée fut la bonne.
Le passeur est arrivé avec des bateaux dans des boîtes made in China
Depuis la plage, on pouvait voir l’île de Lesbos, et l’Europe. L’île sortait des eaux comme un pain de cailloux et ne semblait pas trop éloignée. C’était la première fois que je voyais la mer. A Alep, je n’avais quasiment jamais quitté notre appartement au cinquième étage. Le passeur est arrivé avec des bateaux dans des boîtes made in China. Une fois le canot gonflé, mon oncle s’est mis en colère. Nous avions payé plus cher pour un canot neuf réservé à notre famille et celui-ci était vieux avec une rustine dans le fond. Le moteur ne faisait que 20 CV au lieu de 30. Le passeur s’est contenté de hausser les épaules. Trente membres de notre famille devaient monter à bord, plus mon fauteuil roulant. Sur le canot était inscrit « 15 personnes maximum ». Nous avons attendu des heures que les garde-côtes finissent leur tour de garde. Puis, on a fixé les moteurs, et tout le monde a pataugé dans l’eau pour grimper à bord, certains portant des enfants en bas âge. Je me suis soudain aperçue que j’étais la dernière sur le rivage. « Et moi ? », ai-je crié. Dans l’angoisse du départ, même Nasrine s’était précipitée. Des migrants restés sur la plage m’ont portée dans mon fauteuil jusqu’au canot et m’ont hissée à bord.
On s’était mis d’accord pour jeter mon fauteuil par-dessus bord en cas d’urgence
Nous avons commencé la traversée en priant pour évacuer la peur. Mon oncle pilotait le bateau, lourde responsabilité pour un homme qui n’avait jamais navigué. Pendant des jours, il avait étudié des vidéos sur YouTube pour savoir comment s’y prendre. Ma sœur aînée, son bébé et ses trois fillettes étaient aussi du voyage. La mer commençait à s’agiter. On avançait au ras des vagues, mes cousins écopaient l’eau du canot avec une chaussure. Parfois les gens se délestent mais, nous, nous étions partis avec le minimum. On s’était mis d’accord pour jeter mon fauteuil par-dessus bord en cas d’urgence. J’étais assise dessus et Nasrine, accroupie au fond du bateau, l’empêchait de bouger. Il suffisait que sa structure en métal fasse un petit accroc dans le tissu et c’était le naufrage. Trois autres canots étaient partis en même temps que nous. L’un avait chaviré dès le départ, un autre près des côtes grecques obligeant les passagers à finir à la nage et le troisième avait été arrêté par les garde-côtes turcs. Cette étendue d’eau pouvait être notre dernière demeure. Aucun de nous ne savait nager. Nous avons repris nos prières en silence… »
* Si vous avez raté le premier épisode, retrouvez-le ici : « Pour fuir la guerre, ma sœur a poussé mon fauteuil sur 6000 km »
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Vous pouvez également découvrir l’intégralité de son récit dans son livre, Nujeen, L’Incroyable Périple, de Nujeen Mustafa (éd. Harper Collins)