À 16 ans, Nujeen a dû fuir la Syrie ravagée par la guerre. Handicapée, l’adolescente en fauteuil roulant a traversé l’Europe poussée par sa sœur aînée et un instinct de survie à toute épreuve. Une traversée de tous les dangers et de tous les espoirs. Un périple de 6 000 km vers la liberté.
« Pour réussir en tant que migrant, il faut connaître la loi. Il faut être débrouillard. Il faut un smartphone, avoir un compte Facebook et WhatsApp. Il faut de l’argent. Idéalement, il faut connaître quelques mots d’anglais. Et, dans mon cas précis, il faut une sœur pour pousser le fauteuil roulant. En 2015, j’ai 16 ans et je suis une réfugiée. Je déteste ce mot. Il renvoie en réalité à un citoyen de seconde zone avec un numéro griffonné sur la main ou imprimé sur un bracelet, et dont tout le monde voudrait qu’il disparaisse. En 2015, je suis devenue une statistique, un nombre. Mais nous sommes des êtres humains et nous avons tous une histoire. Voici la mienne.
A ma naissance, quarante jours trop tôt, mon cerveau n’a pas reçu assez d’oxygène
Je m’appelle Nujeen, ce qui veut dire « nouvelle vie ». Je suis arrivée sans prévenir, dernière-née d’une famille kurde de Syrie. Deux millions de Kurdes vivent en Syrie. Le régime syrien nous traite de « ajanib » ou étrangers, quand bien même nous vivions déjà ici avant les croisades. Mes parents avaient déjà quatre garçons et quatre filles. Ma sœur Nasrine a neuf ans de plus que moi. A ma naissance, quarante jours trop tôt, mon cerveau n’a pas reçu assez d’oxygène, provoquant une paralysie cérébrale. Paraplégique, je ne peux pas marcher. Ma mère, qui culpabilisait beaucoup, insistait bien sur le fait que, certes, je ne pouvais pas marcher, mais que j’étais très intelligente. Faut bien compenser !
A cause de mon handicap, mes sœurs m’ont fait l’école à la maison
J’aime lire, m’instruire et je suis une vraie encyclopédie. Ma mère, analphabète, souhaitait que nous ayons tous de l’instruction. A cause de mon handicap, mes sœurs m’ont fait l’école à la maison. La télévision est aussi devenue mon école et mon amie. Un de mes « bénéfices handicap », comme je m’amuse à dire, est que j’avais la mainmise sur la télécommande ! J’en ai bien profité ! Je regardais tout : dessins animés, foot, documentaires scientifiques. Et puis, un jour, je suis tombée, en anglais sous-titré, sur un soap-opéra américain: Des jours et des vies (diffusé sur France 2 jusqu’en janvier 2016). Très vite, je suis devenue accro. Un des personnages était médecin dans un bel hôpital immaculé, rien à voir avec celui d’Alep où j’avais été opérée des ligaments ! Hors de question de manquer un épisode, j’aurais eu le sentiment de rater une fête de famille, au grand désespoir de ma vraie famille. Les fans comprendront.
La semaine qui a suivi notre départ, le régime de Bachar a largué des bombes barils de produits chimiques
Nous avons dû quitter la ville d’Alep en juillet 2012 à cause de la guerre entre Bachar el-Assad et les groupes rebelles dont le Front al-Nosra, une branche d’Al-Qaida, en Syrie. Nous avons emménagé à Manbij, à une centaine de kilomètres au nord-est d’Alep. J’étais fâchée de quitter mes repères. En réalité, mes parents avaient eu du flair. La semaine qui a suivi notre départ, le régime de Bachar a largué sur Alep des bombes-barils, remplies de ferrailles et de produits chimiques, puis d’énormes missiles Scud. Notre quartier a été détruit. Nos voisins morts ou en fuite. Je garderai pourtant toujours en mémoire Alep, la ville magnifique de mon enfance.
A l’oreille, on savait faire la différence entre les chasseurs MiG-21 et MiG-23
La guerre nous a rattrapés. Manbij aussi a été bombardée. L’Armée syrienne libre avait pris le contrôle de cette ville proche d’un barrage hydraulique. Furieux d’avoir perdu la ville, le régime de Bachar el-Assad bombardait tout : les canalisations, les silos à grains, les bâtiments administratifs… A l’oreille, on savait faire la différence entre les chasseurs MiG-21 et MiG-23, les types de bombes et les missiles. Ça peut paraître dérisoire, mais regarder mon feuilleton Des jours et des vies est devenu ma bouée de sauvetage, la seule chose qui pouvait me faire oublier les bombardements incessants. Habituée à regarder les épisodes en anglais sous-titrés, j’ai réalisé que je comprenais plusieurs mots d’anglais. J’ai appris l’anglais courant grâce à Des jours et des vies ! Puis j’ai ciblé les émissions selon le vocabulaire, comme MasterChef pour les termes culinaires. Je ne savais pas encore que cela allait être si utile en exil.
La situation a empiré. Décapitations en place publique, port du niqab, charia, proclamation du califat
Le printemps 2013 est arrivé, pas d’hirondelles à l’horizon. Seuls, des oiseaux noirs de mauvais augure. Des gens, qu’on appellerait plus tard Daech, ont pris le contrôle de cette ville stratégique sur la route de Rakka, qui deviendra leur QG. Nous ne savions pas trop si c’était les mêmes que le Front al-Nosra, mais ils se ressemblaient beaucoup, longues barbes, pantalons courts. Au début, ils semblaient gentils. Ils proposaient des services médicaux et fournissaient du carburant moins cher qu’au marché noir. Et puis, ils ont commencé à dire qu’il fallait couvrir entièrement les femmes de noir et frapper celles qui refusaient. Ils ont construit des prisons. En plus de bombardements, nous avions des fanatiques djihadistes à nos trousses. La situation a empiré. Décapitations en place publique, port du niqab, charia, proclamation du califat. A l’été 2014, notre oncle, installé à Kobané, à une heure de chez nous, nous a avertis que les militants de Daech étaient venus kidnapper leur jeune voisine kurde pour la violer pendant des jours et des jours. Le lendemain, notre famille a décidé de partir, direction la frontière turque. Un long et périlleux périple nous attendait. »
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Et retrouvez son témoignage en intégralité dans Nujeen, L’Incroyable Périple, de Nujeen Mustafa (éd. Harper Collins)