Adoptée à l’âge de 8 ans, Ruta voulait à tout prix découvrir ses origines. Elle ignorait qu’il lui faudrait pour cela exhumer un drame du passé. Aujourd’hui, elle veut rendre hommage à ceux qui l’ont sauvée.
A peine Ruta finit-elle de lire le message sur l’écran de son ordinateur qu’elle sent ses yeux s’embuer. De ce genre de larmes, mélange de soulagement et de fatigue, qui viennent après un long combat. Ce soir-là, elle vient de retrouver sa vraie famille… La jeune femme a toujours su qu’elle était une enfant adoptée. Quand elle est arrivée en France, elle était trop âgée – 8 ans – pour qu’on essaye de lui cacher la vérité. De l’orphelinat de Riga, en Lettonie, elle ne conserve que peu de souvenirs : des murs gris, des hommes et des femmes en blanc, et le visage d’une petite fille de son âge, Marina, sa seule amie.
Elle se souvient très bien, en revanche, du jour où la psychologue de l’établissement lui a présenté un couple d’inconnus. « Ils m’ont offert des peluches et ont joué avec moi, raconte-t-elle aujourd’hui. Après leur départ, on m’a expliqué que ces étrangers allaient devenir mes parents. Un mois plus tard, ils venaient me chercher. » Arrivée en France, la fillette doit s’adapter. Il faut apprendre une nouvelle langue, s’habituer à dormir dans une chambre seule, et à prononcer les mots » papa » et « maman ». Malgré les efforts de ses nouveaux parents et les années qui passent, Ruta n’est pas heureuse : « Je me sentais vide. Je savais que j’avais une famille quelque part. Je voulais la connaître. Retrouver les miens m’obsédait. »
« Sur Facebook, un garçon m’a dit que j’étais bien sa petite soeur. Je n’en ai pas dormi de la nuit »
Adolescente, Ruta finit par découvrir son dossier d’adoption, caché au fond d’un tiroir. Le parcourant à toute vitesse de peur d’être surprise, elle glane quelques informations : le nom du centre où elle a été placée à l’âge de 10 mois, et qu’elle est issue d’une famille de treize enfants. Mais rien n’explique pourquoi ses parents se sont débarrassés d’elle. Ce n’est d’ailleurs ni son père ni sa mère qui l’ont déposée à l’orphelinat, mais l’un de ses aînés. Etrange. Avec ces maigres indices, Ruta se lance dans des recherches sur Internet. Toutes ses tentatives ne mènent nulle part et vont avoir une conséquence dramatique : « Mon acharnement à connaître mes origines blessait mes parents adoptifs, regrette Ruta. Ils avaient sans doute le sentiment que je refusais leur amour, et la rupture est devenue inévitable. » Placée dans un foyer, la jeune fille reprend sa quête un an plus tard : « Je traquais les personnes inscrites sur Facebook portant mon patronyme de naissance. Je scrutais les photos, cherchant une ressemblance avec moi. J’ai laissé des dizaines de messages. Sans aucun résultat. » Jusqu’au 4 janvier 2014, 18 h 30 : « Un garçon que j’avais contacté comme tant d’autres m’a répondu que j’étais bien sa petite sœur. Je n’en ai pas dormi de la nuit. »
C’est en letton, grâce à Google traduction, que s’engage un premier dialogue avec lui : « J’ai appris que mes parents avaient connu une vie misérable et étaient tous les deux décédés. » Depuis, Ruta a pu se rendre à plusieurs reprises à Riga. Chacun de ses séjours a été l’occasion de rencontrer ses nombreux frères et sœurs, et ses 26 neveux et nièces. Petit à petit, elle est parvenue à reconstituer son histoire. A un « détail » près… « Je ne savais toujours pas pourquoi ma mère n’avait pas voulu de moi, déplore Ruta. Mes frères et sœurs éludaient toujours mes questions. » Et puis, lors d’un nouveau séjour en Lettonie, un de ses frères emmène Ruta dans un cimetière de Riga. Ils s’arrêtent devant une tombe où repose une sœur qu’elle ne connaîtra jamais,
Sanita
, décédée à 12 ans. Après s’être recueillie un instant, Ruta s’effondre en larmes. C’est qu’entre-temps, elle a appris le secret de son abandon…
« Quand ma mère a voulu me jeter par la fenêtre, ma soeur Sanita s’est interposée… »
« Dans une crise d’alcoolisme et de désespoir, ma mère a voulu me tuer, lâche la jeune femme. Je n’étais qu’un bébé, mais j’étais une bouche de plus qu’elle n’arriverait sans doute jamais à nourrir. Quand ma mère a voulu me jeter par la fenêtre, Sanita s’est interposée… » La scène est glaçante à reconstituer : dans l’appartement du troisième étage, les cris de l’adulte prise de boisson se mêlent aux supplications des enfants. Sanita, avec l’aide d’un de ses frères, tente d’arracher le bébé des bras de sa mère. Une lutte désespérée s’engage. « Sanita a basculé par la fenêtre ouverte, soupire Ruta. Elle s’est écrasée trois étages plus bas. » Le lendemain, son frère décidait de confier le bébé à l’orphelinat pour le mettre en sécurité.
En cherchant les siens, Ruta ignorait qu’elle aurait à endosser un passé aussi douloureux. « Au départ, je culpabilisais, révèle-t-elle. Je me disais qu’il était injuste que Sanita soit morte à ma place. A présent, je comprends la force de son sacrifice. Témoigner est une façon de lui rendre hommage. » Aujourd’hui, Ruta a choisi de se tourner vers l’avenir et la joie exubérante de ses frères. « Ils se sont acheté des webcams, sourit-elle, et nous nous parlons presque tous les soirs. J’ai fait des progrès en letton. Que j’aie survécu et que je m’en sois sortie pour les retrouver les rend tellement heureux. Des fois, j’ai l’impression que pour eux, je suis leur petit miracle. »