Atteinte d’une forme rarissime d’amnésie, Naomi, une Britannique de 32 ans vivant à Manchester, a effacé sa vie d’adulte. En 2008, elle se réveille persuadée qu’elle a 15 ans. Pendant deux mois, elle vivra cet étrange « retour vers le futur », avant de réunir enfin en elle l’ado et la femme.
Perdre la mémoire de ses dix-sept dernières années est une chose. Découvrir que sa vie d’adulte est un ratage en est une autre… Lorsque mes proches m’ont appris que je tenais un journal intime depuis vingt ans, j’ai d’abord été soulagée. J’espérais y trouver une piste, un indice qui me permettrait de me réveiller à nouveau en 1992, en pleine révision pour les exams de fin d’année. Bref, de retrouver ma vie. Ce n’est pas du tout ce qui s’est produit. En tournant les pages de tous ces carnets, ma déconvenue a été grande. J’ai découvert que j’étais mère célibataire et que je n’avais jamais été mariée. Le père de Léo nous avait laissés tomber. J’élevais seule mon fils. C’était d’autant plus difficile que j’avais repris mes études et que je tentais de décrocher un diplôme de psychologie. Visiblement, moi, la bonne élève qui rêvait de réussite, j’étais entrée dans la vie active plus vite que je ne l’avais prévu.
J’avais brûlé ma jeunesse et sombré dans la dépression
Ado, j’avais été placée en foyer. Mon père n’était plus avec nous, Joseph, mon beau-père, nous avait laissés et ma mère, qui avait de gros problèmes d’alcool, ne pouvait plus faire face. J’imagine que tout ça expliquait l’usage de drogues. Depuis la fin de l’adolescence, j’avais pris l’habitude de fumer de l’herbe pour contrôler mon angoisse. Il y avait eu aussi les champignons hallucinogènes, le LSD, la coke… Bref, j’avais brûlé ma jeunesse par les deux bouts et sombré dans la dépression. Moi qui avais toujours pensé qu’à 32 ans, j’aurais déjà conquis le monde, que je serais écrivain à succès ou médecin sauvant les enfants africains, je prenais la réalité en pleine figure. Naomi l’adulte était allée de job en job, de maison en maison, de relation en relation, sans réussir à construire une vie d’adulte sereine. En apprenant tout cela, j’ai été mortifiée, déçue et abasourdie. Ah, j’oubliais. J’étais devenue végétalienne. Moi, ne manger que des légumes ? Il ne manquait plus que cela ! Je m’étais endormie à 15 ans dans un monde riche de possibilités et je me réveillais dans un univers qu’ado, je n’aurais jamais pu imaginer. Internet, Facebook, la téléréalité, ces gens qui parlaient tout seuls dans la rue et que je prenais pour des fous, alors qu’ils s’adressaient à une personne qu’ils entendaient dans les écouteurs de leur téléphone portable… Je n’y comprenais rien.
Mon corps ne pouvant plus gérer toute la pression, mon cerveau s’est déconnecté
Le seul Bush que j’avais connu, c’était George senior, le père, et voilà que ma sœur me parlait de son fils, du 11-Septembre, de la guerre mondiale contre le terrorisme. Simone me décrivait les menaces qui pesaient sur la planète. Les possibles attaques technologiques, biologiques. La liste ne s’arrêtait pas là. J’ai appris à me servir de Google. De site en site, j’ai appris le génocide au Darfour, la guerre civile en Somalie, l’épidémie de sida, l’ouragan Katrina, les conditions climatiques extrêmes affectant les pays les plus pauvres du tiers-monde, la famine en Ethiopie qui s’était aggravée depuis le premier Live Aid, en 1988. Au bout d’un moment, je fermais l’ordinateur portable, je n’en pouvais plus. Cela était donc réel ? Quelques jours après ma perte de mémoire, j’étais allée consulter un médecin. Il m’avait expliqué que je souffrais d’une amnésie transitoire globale provoquée par une série d’événements. Juste avant que cela ne se produise, j’avais subi un stress extrême. J’étais très angoissée à l’approche de mes partiels. Je venais de rompre avec mon petit ami, un Français prénommé Henri, que je croyais être l’amour de ma vie. Je mangeais mal, je dormais peu, j’avais eu des problèmes d’estomac et une angine. Bref, j’étais en état de grande fragilité physique et émotionnelle. Selon le docteur, mon corps ne pouvait plus gérer toute cette pression, alors mon cerveau s’était déconnecté de ma mémoire épisodique, celle qui est liée aux événements vécus et à leur contexte, soit le temps, les lieux et les émotions qui s’y rapportent.
Les morceaux du puzzle ont commencé à s’assembler
La partie sémantique de ma mémoire, associée au savoir plus qu’aux expériences spécifiques, était toujours intacte. C’est pour cela que, même si je ne reconnaissais pas mon fils et que je n’avais aucun souvenir de ma grossesse, j’étais capable de me souvenir du code PIN de mon portable ou que je savais conduire. Même si, honnêtement, je m’en sentais incapable. Le type d’amnésie dont je souffrais était connu, mais rare. Les personnes atteintes mettaient en général quatre semaines à huit mois à s’en remettre. Le meilleur remède était de se reposer et de laisser au corps le temps de se réparer seul. Aidée de ma sœur Simone, de mes amis et de mes journaux intimes, je me suis alors lancée dans l’exploration de ma vie passée. Au début, j’avais le sentiment de lire le journal d’une étrangère mais, à force de me confronter à mes souvenirs, les morceaux du puzzle ont commencé à s’assembler. Des émotions ont resurgi, des visages, des chansons, que Simone m’aidait à décrypter. Et puis, j’ai eu un déclic ou plutôt un flash-back : la vision d’une petite fille de 6 ans en robe rose, abusée sexuellement par un ami de la famille. Et cette petite fille, c’était moi… C’est à partir de là que j’ai compris le mécanisme de défense que mon cerveau avait mis en place. Le traumatisme avait été si fort que j’étais comme scindée en deux. La Naomi d’avant et celle d’après l’agression.
J’avais enfoui en moi un traumatisme pendant des années
Contrainte d’oublier et de me dissocier pour supporter le choc. Ce souvenir avait été enfoui pendant des années. Mon amnésie était la résurgence de ce système de protection. Quand je me suis sentie en confiance, les souvenirs sont revenus. Un matin, après environ sept semaines dans le brouillard, je me suis réveillée et j’ai su que Naomi l’adulte était dans mon corps. Et aujourd’hui ? J’habite toujours la même petite maison, mais à présent j’y suis bien. Naomi l’ado m’a permis de comprendre que la véritable réussite n’est pas dans le matériel. L’important, c’est la famille, les amis, s’aimer et aimer ce que l’on fait. Dans mon cas, écrire. D’abord l’histoire de cet épisode marquant de ma vie, qui fut un best-seller, puis un roman d’anticipation sur lequel je travaille actuellement. Mon amnésie a été terrifiante, mais je ne l’effacerais pour rien au monde. Ce retour dans le futur m’a permis de mettre de l’ordre dans ma vie. Il m’a donné une seconde chance d’entreprendre enfin ce voyage initiatique dans ma mémoire, si douloureux et pourtant nécessaire. J’ai appris à pardonner à ceux qui m’avaient fait du mal et, surtout, à me pardonner de n’avoir pas su prendre soin de moi, physiquement et psychologiquement. D’avoir cru que je ne méritais pas d’être heureuse. Désormais, je fais tout ce qu’il faut pour être mieux. Mon fils et mes proches me soutiennent. J’ai compris et accepté qui je suis. Je crois que Naomi l’ado serait contente de voir la vie que je mène…
Une vie oubliée, Naomi Jacobs, éd. Michel Lafon
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