Gouvernante de luxe pendant quinze ans, Lydia Lecher a raccroché ses gants blancs sans regret ni rancœur. Domestique au service des ultrariches, elle a connu la vie de château et nous dévoile l’envers d’un décor pas toujours reluisant… Plongée côté coulisses, dans le ghetto du gotha.
Notre aventure aux pays des très riches a commencé à la lecture d’une petite annonce dans un journal local d’Alsace, d’où nous sommes originaires. « Grand domaine dans le Var cherche couple de gardiens fiables, compétents, Français, capables de parler allemand. » Mon conjoint Joseph, paysagiste, et moi avions la bougeotte et nous avons postulé. En route pour la région d’Aix-en-Provence. Lorsque le joli portail en fer forgé s’est ouvert, nous avions le souffle coupé. L’allée centrale était bordée de prés verdoyants au gazon entretenu comme dans un golf, une forêt et une rivière traversaient le domaine. Sur le perron, impérial, Monsieur Neige nous attendait. De belle stature, naturellement élégant, c’était un homme d’une soixantaine d’années aux traits doux et au regard franc d’un bleu profond.
Madame resplendissait, vêtue d’une robe de couturier… alors qu’il n’était que 16 heures
De nationalité allemande, Monsieur comprenait parfaitement le français, mais préférait s’adresser à nous dans sa langue natale. Un château de conte de fées. Monsieur nous fit visiter lui-même son domaine de 12 hectares, un coup de cœur partagé avec son épouse. Ils voyageaient beaucoup et ne seraient là que deux à six mois par an. J’écoutais religieusement, estomaquée par ce lieu si beau et si paisible. Monsieur nous fit entrer dans la bastide. A ce moment, un claquement de talons a retenti dans l’escalier. « Ah, j’entends mon épouse qui arrive », s’est-il exclamé, réjoui. Telle une diva, une femme magnifique, la petite cinquantaine, en est descendue. Grande, svelte, sa longue chevelure brune encadrait un visage au teint pâle. Elle resplendissait, parée de bijoux, vêtue d’une robe longue de couturier, alors qu’il n’était que 16 heures.
Décrocher ce poste, c’était comme gagner au loto notre ticket pour le paradis sur Terre
Le ton était donné. Une habitude. Malgré le temps passé à son côté, je n’ai jamais su si elle avait prévu de sortir ou non. Un jour, j’ai osé poser la question : « Madame sort ce soir ? » – « Mais non! m’a-t-elle rétorqué. C’est important d’entretenir le jeu de la séduction, vous savez, Lydia. D’ailleurs, ça ne vous ferait pas de mal, entre nous. » Et toc ! Décrocher ce poste, c’était comme gagner au loto notre ticket pour le paradis sur Terre. Joseph avait en charge le domaine et le parc paysager, et le système de sécurité ultrasophistiqué. Quant à moi, en tant que gouvernante, j’avais la responsabilité de Violaine, une femme de chambre originaire de la région, et du budget de la bastide, digne d’une petite PME. Très vite, nous avons compris que nous étions au service d’un vrai gentleman. En quinze ans de service, nous n’avons jamais rencontré une personnalité comme Monsieur Neige.
Cadeaux, étrennes, pourboires, nous étions très gâtés
Très connu dans le milieu de la culture, passionné de littérature et d’art – une pièce du château regorgeait de toiles de maîtres -, Monsieur Neige aimait particulièrement une œuvre de Poussin, un peintre français du XVIIe siècle. Un jour, il m’a confié : « Vous savez, Lydia, ce qu’il y a dans cette pièce est inestimable et vaut bien plus que le domaine tout entier ! » Véritable puits de science, il partageait sincèrement avec nous son savoir. Grand seigneur, quand il découvrait un restaurant, il nous glissait des billets pour que nous nous offrions une soirée. Le lendemain, il était toujours impatient de recueillir notre avis sur la cuisine. Cadeaux, étrennes, pourboires, nous étions très gâtés. Du haut de mes 28 ans, j’étais très impressionnée par ce grand monsieur érudit, sage et généreux.
La noblesse de cœur de Monsieur était fort rare dans notre métier…
Monsieur respectait notre travail et avait de la considération pour nous. Quand il recevait du monde, il nous présentait toujours. Nous n’étions pas seulement à son service, pour lui, nous étions des êtres humains. Cette noblesse de cœur, nous ne le savions pas encore, était fort rare dans notre métier. Quand la maison était vide, Monsieur nous manquait. Madame, jamais ! Car si Monsieur avait un défaut, c’était Madame. Si elle maîtrisait mal le français, elle savait parfaitement conjuguer l’impératif et donner des ordres. La patronne, c’était elle. J’ai alors découvert le profil de l’épouse de millionnaire. Je compris plus tard qu’elles étaient nombreuses, clonées sur le même moule. Madame était une femme splendide pour qui la beauté avait été une arme, une arme de destruction massive. Sa beauté lui avait permis de faire un beau mariage et de sortir de son milieu.
Toutes ces femmes ont été si ravissantes qu’elles ne supportent pas les rides
Elle ne parlait jamais de sa vie avant ce fastueux mariage. En devenant une épouse richissime, elle avait jeté aux oubliettes son passé. Comme si elle était née le jour de ses épousailles. Toutes ces femmes ont été si ravissantes qu’elles ne supportent pas les rides, l’affaissement de l’ovale du visage et les rondeurs revêches. Elles consacrent tout leur temps à lutter contre les outrages du temps dans une guerre perdue d’avance. Tout y passe, crèmes, lotions, massages, régimes, bistouri. Souffrances, complexes et privations sont leur quotidien. Car être une épouse de millionnaire, c’est mener une vie d’apparat, où le paraître est roi. Madame, pourtant si belle au naturel, passait des heures à se maquiller, à s’habiller. A la piscine, elle enchaînait les longueurs la tête hors de l’eau et la trousse de maquillage à portée de main. Madame est une Blanche-Neige transformée en Cruella.
Elle pouvait cacher un noyau d’olive dans un placard, et hurler si nous ne le trouvions pas
Le conte de fées a toujours une part sombre. Le piège dit « du Petit Poucet », un rituel bien connu dans notre métier, je l’ai découvert avec Madame Neige. Comme dans le conte de Perrault, Madame sème à tout va : un noyau d’olive au fond d’un placard, un coton-tige ou une feuille d’arbre entre deux pulls, un coton à démaquiller dans un escarpin, une épluchure de taille-crayon sous le tapis protecteur d’un tiroir de salle de bains. Je pense qu’elle tenait un carnet pour savoir où elle avait caché ses pièges. Si l’un d’eux nous échappait, la foudre nous tombait sur la tête. Ses colères étaient volcaniques. Elle pouvait hurler des heures et nous faire laver cinq fois la même table en plein soleil de midi. Ses lubies sur le ménage étaient nombreuses. Une fois, elle souhaitait que je lave les vitres des cinquante fenêtres avec de la cendre et du papier journal. Certes, la vitre était bien lavée, mais il m’a fallu des heures pour récupérer les moulures blanches.
Madame était odieuse. En fait, elle était malheureuse
Je ne rechigne jamais au travail, mais je sais poser des limites. J’ai refusé de réitérer l’expérience. Madame était odieuse, car je crois qu’elle était en fait malheureuse. Malgré l’amour et les attentions de Monsieur, elle ne supportait plus son époux, qui avait quinze ans de plus qu’elle. Sa beauté et sa jeunesse filaient et ça lui était insupportable. De lui, elle détestait tout, sa famille, ses amis, ses invités, « ces profiteurs et ces pique-assiettes ! », assénait-elle. Pour elle, sa vie de rêve était un enfer. Ils ont fini par divorcer. Monsieur a vendu la bastide qui ravivait des souvenirs trop pénibles. Toujours élégant, il nous a fait une lettre de recommandation dithyrambique. Après six ans de bons et loyaux services dans ce paradis où j’avais donné naissance à notre fille, Allyna, notre petite famille s’est mise en quête, le cœur lourd, de nouveaux patrons. Et là, nous avons commencé à déchanter…
A suivre…
Feuilleton 2/3 : « Son château en Picardie devrait être son Versailles, mais il n’avait pas les moyens de le meubler… »
Feuilleton 3/3 : « Immensément fortunés, ils n’autorisaient les domestiques qu’à manger les restes avariés »
Livre : Bienvenue chez les riches, de Lydia Lecher, éd. Michel Lafon